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Intertitres

13 décembre 2021

De l'autre côté du rideau

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Leto (2018), Kirill Serebrennikov

Leto avait recueilli des critiques pour le moins élogieuses quand il fut présenté au Festival de Cannes en 2018. Quelques voix s'élevèrent toutefois pour dénoncer le caractère supposément politique de cet accueil dithyrambique. Cette dernière accusation se nourrissait du fait que Kirill Serebrennikov était alors visé par une procédure judiciaire de droit commun dont d'aucuns soupçonnaient qu'elle avait été initiée en raison des opinions dissidentes du réalisateur envers les autorités de son pays. Sous l'effet d'une mesure d'assignation à résidence, le cinéaste russe n'avait donc pu être présent lors de la projection de son film. Ainsi, s'est posée la question de savoir si l'appui du public cannois vis-à-vis de Leto avait été déterminé ou non par des motivations autres qu’artistiques ?

Le choix de mettre en scène une jeunesse occidentalisée en rupture culturelle avec la société soviétique environnante n'est évidemment pas anodin. Mais le sentiment de tendresse qu'éprouve sans nul doute Serebrennikovà l'endroit de ses personnages n'exclut pas pour autant le regard lucide qu'il porte sur ceux-ci.

Certes, ces jeunes gens qui étaient animés par un désir de révolte à l'encontre de l'ordre établi furent une réalité, et le cinéaste rend hommage, à travers eux, à cette génération sacrifiée contre laquelle le régime communiste s'est acharné à étouffer tout sursaut de vitalité. Néanmoins, Leto relate également que ces velléités de soulèvement n'ont jamais abouti. Il aura manqué à chaque fois quelque chose, une étincelle de bravoure, un élan de vivacité supplémentaire pour tout faire basculer. « Ceci n'a jamais existé » nous répétera-t-on à plusieurs reprises tout au cours du film.

Serebrennikov révèle l'étendue de sa clairvoyance en montrant comment le pouvoir soviétique s'est employé à réguler méticuleusement les marges étroites de liberté qu'il a consenti de façon opportuniste à concéder au corps social. En l'occurrence, l'idée était de parvenir à maintenir le contrôle sur la propagation d'un style musical appréhendé telle une déclinaison de la décadence occidentale plutôt que de recourir à son interdiction stricte. À cet égard, on peut penser que les protagonistes, évoluant rigoureusement au sein d'un territoire verrouillé, ont été à leur insu, selon la formule consacrée, les idiots utiles du système en place.

En outre, la nécessité ressentie par les autorités soviétiques de circonscrire l'influence du rock inspire un autre constat, à savoir qu'un genre musical perçu chez nous comme un moyen d'expression contestataire a pu dans le même temps être instrumentalisé en tant que vecteur de propagande par les grandes puissances libérales afin d'asseoir une certaine forme d'impérialisme culturel sur les populations échappant à leur emprise directe.

Les années 80 en URSS ont-elles été équivalentes en termes de contre-culture aux années 70 de l'autre côté du rideau de fer comme se sont empressés de conclure nombre de commentateurs qui ont tenté de se livrer à une analyse du film ? Certains ont reproché à Serebrennikov d'avoir trahi l'impératif d'authenticité en introduisant dans la Russie de l'époque une imagerie de la subversion « chic » qui ne connut une véritable consistance qu'à l'Ouest. Mais l'objet de Leto n'est-il pas précisément de retracer le récit d'individus qui, poursuivant leur rêve et leur désir d'occident, constituent une enclave relativement détachée du reste de la société ?

À un moment, un des camarades de Mike Naoumenko (Roma Zver) l'incite à faire connaître à la planète entière ce qui est en train de se produire sur la scène musicale soviétique. En réponse, le chanteur hausse le ton et rétorque « qu'il ne se passe absolument rien ici ». « Nous arrivons après les Beatles, les Doors, Blondie etc » se met-il à énumérer amèrement pour étayer son propos. S'ensuit une séquence où nous voyons les protagonistes reproduire différentes pochettes d'albums de divers groupes anglo-saxons qui tapissent les murs de leur appartement. « Les enfants de Marx et de Coca-Cola » aurait dit Godard.

Prise au milieu d'un triangle amoureux, la magnifique Natalia Noumenko (Irina Starchenbaum) jette son dévolu sur Viktor Tsoï (Teo Yoo). Contrairement à ce dernier qui représente la face lumineuse de l'artiste, Mike Naoumenko en incarne le versant tourmenté indispensable à l'acte de création. Le meneur de Zoopark est un être dévasté, dépourvu d'illusions, inaccessible aux flatteries d'un public local qu'il sait ignorant du rock'n'roll. Il en a pleinement conscience : lui et ses acolytes sont seulement des contrefaçons de ce qui se fait ailleurs en mieux. La mélancolie qui habite notre héros est celle de l'artiste confronté à la tragédie d'un monde où l'art est impossible.

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5 décembre 2021

Happy end

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 Carol (2015), Todd Haynes

Carol narre la rencontre amoureuse entre deux femmes, Carol Aird (Cate Blanchett) et Therese Belivet (Rooney Mara), dont la relation se retrouve contrariée par les conventions sociales de leur temps. Avec un tel synopsis, Todd Haynes s'engageait dans un terrain miné tant il était alors facile de céder à l'écueil d'un récit moralisateur lourdingue, caricatural et manichéen. Précisons-le d'emblée : ce n'est pas le cas.

À l'instar de « La vie d'Adèle », Carol relate une liaison sentimentale entre deux personnages féminins dont l'un est issu d'un milieu privilégié tandis que l'autre provient des classes populaires. Mais contrairement au film d'Abdelatif Kechiche, celui de Todd Haynes fait primer les affects individuels sur les frontières sociologiques : Cate Blanchett et sa partenaire s'aimeront par delà leurs différences sociales (et leur écart d'âge).

Carol est peut-être (sans doute) une œuvre à visée militante, mais elle n'est toutefois pas guidée par le ressentiment. La première habileté du réalisateur fut de maintenir l'action de son récit dans un passé relativement lointain. Ce choix s'avère pertinent car il permet de procéder à une distanciation temporelle : l'éventuelle mise en accusation n'est pas ici portée à l'endroit d'une possible intolérance contemporaine.

Le réalisateur évite aussi soigneusement le piège qui aurait consisté à faire de Carol et Thérèse deux femmes précurseures dans le combat en faveur des droits des homosexuels. En effet, nos deux héroïnes ne sont nullement des partisanes du coming-out. Le courage leur fait défaut. Leur maxime aurait pu être : pour vivre heureuses, vivons cachées. Elles ne demandaient rien de mieux que de s'abandonner à leur passion à l'abri des regards. C'est contre leur gré que la nature de leur relation sera exposée au grand jour.

Todd Haynes sublime visuellement les lieux et l'époque qu'il dépeint. Nous avons largement quitté le domaine du réalisme pour rejoindre celui de la représentation fantasmée. Les décors, les costumes, les gestuelles...tout y apparaît d'une élégance excessive. Il est par ailleurs intéressant de soulever la nostalgie personnelle que laisse échapper le cinéaste, par sa mise en scène, pour une Amérique des années 50 dont il nous montre pourtant la cruelle iniquité.

Dans l'ultime confrontation avec son ancien conjoint, Harge Aird (Kyle Chandler), Carol consent à lui laisser la garde de leur enfant et s'excuse de ne pas réussir à donner l'affection qu'il serait en droit d'exiger de la part de son épouse. Curieuse et douteuse morale où la victime requiert le pardon de son bourreau. Mais si Todd Haynes peut s'autoriser cette conclusion, c'est que l'homophobie dont il fait état est davantage celle d'un système et non d'individus particuliers. Le mari est un homme en détresse qui se sert de l'intolérance institutionnelle de la société dans laquelle il vit pour essayer de récupérer sa conjointe. En outre, l'enquêteur chargé de réunir les preuves concernant les penchants du personnage interprété par Cate Blanchett est motivé par des raisons bassement crapuleuses. Néanmoins, ces antagonistes qui tentent au cours du film de faire obstacle à la liaison entre les deux amantes ne sont pas pour autant mus par un sentiment de haine ou même simplement de rejet vis-à-vis de l'orientation sexuelle de ces dernières.

Lors de la toute dernière scène du film, Therese pénètre dans un restaurant bondé à l'intérieur duquel est attablée Carol, en compagnie de plusieurs autres convives. Leurs regards se croisent au milieu de la foule. Aucun mot n'est prononcé. Nous comprenons par cet échange silencieux que leur idylle connaîtra une suite. Nous savourons cet instant aérien devenu trop rare où la puissance du cinéma se rappelle au spectateur par sa capacité à le faire frissonner d'émotion.

Si le film de Todd Haynes fonctionne, c'est parce-qu'il n'est ni cynique ni animé par la rancœur. Les protagonistes ne sont pas transformées en martyres et leur amour n'est pas non plus voué à une fin tragique. Le cinéaste s'accorde la naïveté de rapporter une romance, a priori impossible, dont le dénouement se révèle heureux. Et c'était là la meilleure manière de soutenir la cause qu'il entendait défendre.

14 novembre 2021

L'homme est un loup pour l'homme

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Climax (2018), Gaspar Noé

Dans l'épisode 5 de la saison 4 de « Buffy contre les vampires », intitulé Beer Bad (« Breuvage du diable » en français), l’héroïne de la série et les membres d'un groupe d'étudiants se métamorphosent en êtres préhistoriques après avoir ingurgité une bière ensorcelée. La trame du dernier film de Gaspar Noé est identique : l'absorption d'une boisson alcoolisée altérée provoque une désinhibition qui renvoie ses consommateurs à un état anté-civilisationnel. Et dès lors, que se passerait-il ? C'est là, précisément, le sujet de « Climax ».

Au début de son film, Gaspar Noé nous donne à voir un plan fixe où apparaissent entassées, entre autres, des jaquettes de VHS. Si se laisser aller à relever ces diverses références fictionnelles littéralement exposés à notre regard constituerait une inclination compréhensible, il faut néanmoins faire remarquer qu'elles n'occupent qu'une place périphérique dans le champ. Car en effet, au centre du cadre se trouve un écran de télévision qui retransmet des entretiens filmés de quelques protagonistes qui se présentent et relatent leur rapport particulier à la danse. Or, l'interview est un des outils formels privilégiés du format journalistique et documentaire. Ainsi, le cinéaste, en prologue de sa composition, aurait-il la prétention de hisser le traitement de son sujet au même niveau que le réalisme revendiqué du reportage ?

Le récit s'ouvre véritablement par un énoncé à la fois sincère et ironique : « Ce film est français et fier de l'être ». Proclamons-le clairement : la production de Gaspar Noé est un chef d’œuvre, une pure claque esthétique qui s'empare de nos sens autant qu'un objet cinématographique peut le faire. L'action se situe dans une unité de temps et de lieu à laquelle le recours au plan-séquence confère une impression d'authenticité en assurant une certaine continuité temporelle et en témoignant de la liaison spatiale concrète des différentes pièces du local de répétition.

Nous entamons ce voyage mouvementé par une performance chorégraphique harmonieuse et extatique. Les protagonistes se rapprochent de la caméra tout autant que celle-ci progresse, subtilement, vers eux. Le réalisateur opère la rencontre entre les deux disciplines artistiques comme personne. Il sublime cette jonction entre, d'une part, la danse qui met les corps en mouvement et, d'autre part, le cinéma qui capture en images ce mouvement des corps. Puis, à cette communion originelle succède une première division : le groupe se scinde en dyades qui se jaugent entre elles. Enfin, ce processus de fragmentation débouche sur une prise de vue en plongée à 90 à degrés montrant plusieurs personnages qui, tour à tour, vont être positionnés, seuls, au milieu de leur pairs pour exécuter une prestation. Le motif de l'individu composant le noyau du cercle présage de ce qui va advenir par la suite : chacun des protagonistes se retrouvera encerclé par les autres.

Gaspar Noé offre au spectateur une expérience sensorielle magistrale de la guerre de tous contre tous qui menace d'embraser la société. Que s'affichent ostensiblement les couleurs du drapeau tricolore n'est évidemment pas un élément anodin. Le film se veut annonciateur de l'ensauvagement à venir dans notre pays. Il cherche à nous indiquer qu'à l'occasion de la survenue d'un événement imprévisible, la levée des prohibitions conventionnelles rendant possible au quotidien le fameux « vivre-ensemble » nous fera régresser vers un état primitif. À cet égard, l'évocation de l'inceste ne paraît nullement gratuite dans la mesure où le tabou qui y est attaché permettrait, selon nombre d’anthropologues, d'accomplir le passage de la nature à la culture. Or, dans une situation où nous revenons à la barbarie, il semble logique que tous les interdits au fondement de la civilisation soient transgressés. Violences en tout genre : lynchages, fœticide... La catabase s'avérera aussi bien éprouvante que fascinante.

Le cauchemar prendra fin avec l'irruption des représentants des forces de l'ordre qui incarnent alors symboliquement la puissance étatique auprès de laquelle nous consentons à remettre les prérogatives de la coercition légitime. La lumière matinale accompagne les policiers lorsqu'ils pénètrent à l'intérieur de cet endroit clos et obscurci. Le « Léviathan » se dresse dans la pénombre telle une figure salvatrice mettant un terme au conflit généralisé et restaurant la stabilité politique.

6 novembre 2021

Conflit de civilisations

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Les Promesses de l'ombre (2007), David Cronenberg

Le film de David Cronenberg, Eastern Promises, évoque la question de l'assimilation (ou non) des immigrés arrivés en Occident. C'est en recueillant le journal intime d'une patiente décédée dans son service qu'Anna (Naomi Watts) va progressivement reconstituer l'itinéraire de la malheureuse victime. En outre, face au cadavre d'un capitaine des vory v zakone échoué sur le rivage, l'agent de l'ordre prévient que dans les prisons russes, toute l'histoire d'un homme est tatouée sur son corps. Mémoire scripturale fragile et menacée de disparition d'un côté, mémoire picturale indélébile de l'autre.

Sage-femme travaillant à l'hôpital et ne maîtrisant pas la langue de ses origines, Anna est intégrée autant professionnellement que culturellement à son pays de résidence. Le contraste est établi avec les personnages masculins qui mélangent dans leurs échanges aussi bien des propos en anglais qu'en russe, symptôme du maintien de leur enracinement à leur identité ancestrale.

Quand le protagoniste incarné par Armin Mueller-Stahl apprendra les commérages circulant sur l'orientation sexuelle de son fils, il se mettra à dénigrer le climat tempéré de Londres qui, selon lui, fait de la capitale du Royaume-Uni la « ville des putains et des pédés ». En réponse à Nikolai qui lui suggère de rentrer en Russie, il déclarera fallacieusement ne plus supporter le froid. Semyon ignore la plus simple évidence, à savoir sa contribution, en partie, à ce qu'il déplore puisque le vieil homme, en sa qualité de proxénète, participe à alimenter le fléau de la prostitution. D'autre part, l'homosexualité de Kirill, quel que soit sa cause, ne peut être imputée à une prétendue influence londonienne à laquelle le personnage interprété par Vincent Cassel est resté hermétique. Le jeune homme a évolué dans un environnement domestique où la figure maternelle fut manquante. Livré ainsi à l'omnipotence conservatrice du parent restant, Kirill fut empêché de toute émancipation à l'endroit de son milieu d'origine. « Je suis venu au monde avec ces tatouages ! » assénera-t-il à un moment. À l'inverse, pour Nikolai, la filiation sociale supplante le lien biologique. Le protagoniste auquel Viggo Mortensen prête ses traits devra, au cours d'une sorte de cérémonie d'adoubement, renier distinctement ses parents naturels avant de pouvoir intégrer sa famille criminelle d'adoption.

Par ailleurs, le film montre la brutalité qui peut découler des rites de passage virils. À cet égard, Semyon ordonnera à son fils de s'accoupler, sous ses yeux, avec celle qui deviendra la génitrice défunte. À son tour, Kirill, animé par un désir pour le moins ambigu, exigera de Nikolai qu'il se soumette au même exercice exhibitionniste devant lui. L'agent infiltré, affalé sur un canapé, était en train d'embrasser une jeune fille avant que son camarade ne vienne l'extraire de son étreinte. Dans cet univers intégralement dominé par des codes misogynes, le baiser est jugé comme trop délicat pour écarter les soupçons infamants d'homosexualité. Seul le coït est dès lors considéré comme probant. La masculinité et ses conventions sont perçues comme source de barbarie. C'est parce qu'il est l'objet de rumeurs concernant son attirance supposée (et vraisemblable) pour les représentants du même sexe que Kirill va déclencher une spirale de violence en assassinant l'auteur des médisances.

Le vieux patriarche russe, aspirant à se débarrasser d'une preuve compromettante pour lui, tentera froidement de faire assassiner sa propre progéniture. À l'opposé de Semyon, Anna choisira, quant à elle, d'assumer pleinement un rôle maternel de substitution vis-à-vis de l'enfant. Alors que la figure de la mère cherche à préserver la vie, celle du père sème la mort.

Le renversement de l'autorité paternelle par Kirill qui refusera d'abandonner le nouveau-né aux eaux du fleuve ne changera pas le destin tragique des protagonistes masculins : Semyon finira emprisonné tandis que Kirill et Nikolai retourneront à leur marginalité criminelle. Que l'action du film prenne place en Grande-Bretagne, pays du multiculturalisme, n'est pas anodin. La morale de Cronenberg se révèle particulièrement pessimiste : les promesses de l'Orient, patriarcales et mortifères, ne peuvent se concilier aux idéaux progressistes des sociétés occidentales.

Le dernier plan du film, qui montre un Viggo Mortensen inexpressif, laisse le spectateur à ses interrogations. À qui la loyauté de Nikolai, personnage à la double allégeance, revient-elle finalement ? Aux autorités britanniques ou aux gangsters russes ? À son pays d'accueil ou bien à sa communauté d'origine ?

2 novembre 2021

Miroir aux alouettes

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Last Night in Soho (2021), Edgar Wright

Que pensions-nous d'Edgar Wright avant de visionner Last Night in Soho ? Que le réalisateur britannique fait habituellement tout au second degré, ce qui est une manière pour lui de se dissimuler sans cesse, et n'a jamais, contrairement à ce qu'affirment ses fans, renouvelé les genres qu'il a investi ni ne leur insufflé une quelconque fraîcheur. Partant de là, Wright aurait immanquablement fait l'objet d'un jugement dépréciatif définitif de notre part si les productions dont il est l'auteur ne démontraient pas un savoir-faire technique indéniable laissant pressentir que derrière des artifices trop souvent faciles se cachait peut-être un vrai cinéaste. Nous avons eu raison d'espérer.

En réalité, le tournant avait déjà été amorcé par le réalisateur lors de son dernier long-métrage, Baby Driver (2017), où, tout en ne se privant pas de légèreté, il se prenait (enfin) au sérieux. Avec Last Night in Soho, Wright termine d'opérer la bascule en se délestant de l'humour lourdingue ainsi que du gore fun présents dans ses précédents films et qui permettaient d'accrocher à peu de frais le grand public. Plus encore : ici, les touches d'ironie sont exercées contre la jeune Éloïse (Thomasin McKenzie) par ses paires de son école de mode, et c'est son alter ego, interprétée par Anya Taylor-Joy, qui semble être la victime de la première effusion d'hémoglobine du long-métrage. Le spectateur se voit ainsi empêché de rire des moqueries dont est la cible l’héroïne de même que son sadisme ne peut se satisfaire, en dépit de l'esthétisation de la séquence, du sort sanguinolent atroce apparemment réservé à Sandie.

Le récit s'autorise une certaine lenteur puisqu'il faudra bien attendre trois bons quarts d'heure avant qu'une véritable tension narrative ne fasse irruption. Wright s'attarde à installer son univers enchanté et parvient à nous y entraîner. C'est le coup de force d'un metteur en scène en pleine confiance qui réussit à nous faire partager à l'écran le plaisir qu'il prend derrière la caméra.

Une autre audace de Wright est d'avoir placé au centre de l'histoire une protagoniste à ce point autiste à son environnement immédiat. Dans une scène, nous voyons Éloïse, enroulée dans sa couverture, déambuler dans l'appartement où elle réside après que sa colocataire éphémère et un garçon aient surgi dans sa chambre pour se livrer à des ébats amoureux sur le lit d'à côté. Tout autour d'elle, de jeunes inconnus font la fête. Notre héroïne finira par s'endormir sur le canapé du salon, les écouteurs sur les oreilles, bercée par des chansons anglo-saxonnes des années 60.

Sa terre promise, son paradis perdu n'est pas tant un lieu qu'un temps révolu. Éloïse rêve littéralement, lorsqu'elle s'endort, du Londres des sixties. À la différence de son idole Sandie, notre héroïne se retrouve en profonde inadéquation avec son présent lui privilégiant un refuge onirique plus désirable à ses yeux. Ainsi, elle ne cédera aux avances d'un de ses camarades de classe qu'une fois le vernis doré de son fantasme réactionnaire entamé. Last Night in Soho, œuvre quelque peu droitière donc ? Le réalisateur britannique tient à nuancer son propos en nous montrant les aspects glauques que pouvait recouvrir les images idéalisées de la capitale anglaise d'alors. Pour autant la morale de son film est sans ambiguïté : l'étudiante en mode achève ses créations en puisant son inspiration dans sa nostalgie du passé.

Au clivage temporel du « c'était mieux avant », Wright ajoute une fracture géographique. Son film décrit également le parcours initiatique d’Éloïse qui, à l'instar de beaucoup d'autres jeunes femmes et hommes, quitte sa campagne pour gagner la grande ville. Là, la protagoniste principale se confrontera très rapidement, notamment en raison de ses origines, au mépris des filles de son école. Last Night in Soho évoque aussi la séparation entre, d'une part, le pays que d'aucuns appelleraient périphérique et, d'autre part, celui des immenses métropoles où viennent à l'inverse se concentrer les richesses de la mondialisation libérale.

Avant son départ, l’héroïne subit une mise en garde de sa tante qui, inquiète, se sent obligée de la prévenir contre les dangers et les vices que renfermeraient la capitale. À travers les âges, la mégalopole anglaise n'a pas changé. Elle broie, vampirise, dévitalise. Sous ses pavés rutilants, s'étale une plage où viennent s'échouer les rêves de celles et ceux qui sont en quête de gloire. À n'en pas douter, pour Sandie, Londres fut bien son Mulholland Drive.

Nous passerons sur les quelques faiblesses du film comme ces séquences, qui ont été déjà maintes fois vues ailleurs au cinéma jusqu'à en devenir désormais des lieux communs, où Éloïse se trouve pourchassée dans le monde réel par ses visions fantomatiques. Nous préférerons plutôt retenir à la place que Last Night in Soho fut l’œuvre la plus mature de son auteur. En escomptant que la montée en puissance se poursuive.

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25 octobre 2021

Un jeu amusant

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 La Maison des sévices (2006), Takashi Miike

« Les Maîtres de l'horreur » (Master of Horror) présentait la singularité d'avoir réussi à réunir plusieurs metteurs en scène du cinéma d'épouvante dans leur genre de prédilection. Nous avons ainsi eu le plaisir de retrouver, le temps de quelques épisodes totalement indépendants les uns des autres, des cinéastes comptants parmi les plus grands de l'histoire du septième art tels John Carpenter, pour une revisitation de son « Antre de la folie » (In the Mouth of Madness) de 1994 intitulé « La fin absolue du monde » (Cigarette Burns) ou encore Dario Argento à la composition d'un opus mémorable, « Jenifer », devenu culte.

Dans la liste des noms qu'était parvenu à regrouper cette série, celui de Takashi Miike marquera, à cette occasion, particulièrement les esprits. En effet, l'unique réalisateur asiatique de la première saison sera aussi le seul à voir la diffusion de son moyen-métrage, « La Maison des sévices » (Imprint), être censurée.

Au tout début du récit, le personnage principal, dénommé Christopher (Billy Drago), est à bord d'une embarcation voguant vers une île où il espère revoir une femme japonaise auprès de qui il s'était engagé à revenir pour l'emmener aux États-Unis. Protagoniste de nationalité américaine, il est alors entouré de figurants asiatiques qui le narguent en l'interrogeant sur l'envergure de son membre viril. Ostensiblement incommodé par cette question touchant à son anatomie intime, celui qui est à cet instant, malgré lui, le représentant des hommes blancs se voit exercer contre lui l'inversion du persiflage relatif aux clichés sur la taille des organes génitaux masculins.

Puis, un passager se met à plaisanter en prêtant à Christopher un goût privilégié pour les femmes asiatiques avant que le corps inanimé de l'une d'elles ne remonte à la surface de l'eau. Billy Drago est prévenu : il ne rencontrera au bout de son voyage ni amour ni accomplissement d'aucune promesse de volupté. Le spectateur occidental est quant à lui averti à deux reprises au cours de ce prologue, par le biais de son double au sein de l'intrigue, qu'on se joue de lui.

L’établissement dans lequel séjourne Christopher sur l'île prend l'apparence folklorique des maisons closes japonaises de façon à titiller un certain inconscient populaire occidental qui a tendance à sur-sexualiser les femmes asiatiques. Mais nul enivrement érotique ne sera ici au rendez-vous. C'est un traquenard qui se prépare. Comme l'énoncera la jeune prostituée défigurée à notre héros tandis qu'apparaît un plan où ses ébats forcés en compagnie d'un client sont voilés pudiquement par un rideau translucide : cet endroit est recouvert de sang.

Le renversement de la perversion voyeuriste opéré par Takashi Miike est analogue, sans être identique, à la démarche entreprise par Michael Haneke dans son controversé Funny Games. Prenant le contre-pied des slasher movies américains dont la trame convenue consiste à installer des personnages incarnant des archétypes antipathiques (la bimbo écervelée, l'adulescent obsédé sexuel...) afin que le spectateur puisse ensuite éprouver de la jouissance en les regardant se faire massacrer par un quelconque meurtrier psychopathe, le cinéaste autrichien va au contraire, avec son film, nous situer du côté des victimes suppliciées et, de cette manière, rendre à la violence visible sur l'écran son aspect dérangeant. En substituant les sévices corporels à la sensualité charnelle, Imprint ne retourne pas la représentation punitive de la violence à l'égard de son versant festif, comme le fait Haneke, mais à l'encontre de la recherche de satisfaction lascive du spectateur. Dans tous les cas, il s'agit de sanctionner sévèrement les turpitudes de ce dernier.

Le sadisme de Takashi Miike se déploie en deux temps. D'abord, en suscitant l'empathie envers Komomo (Michie Itô), protagoniste généreuse, naïve, livrée aux brimades verbales et physiques des autres pensionnaires. Puis, en nous dévoilant sans la moindre retenue le châtiment qui lui sera si cruellement infligé pour un forfait dont elle est innocente. Là où dans Funny Games, la violence était avant tout psychologique, Miike, en revanche, ne nous épargnera rien des détails concernant les tortures physiques subies par la malheureuse martyre. Brûlures de cigarettes aux aisselles, aiguilles plantées sous les ongles et dans les gencives. La mise en scène se montre dès lors d'une précision...chirurgicale. La séquence se révèle à la limite du supportable.

À travers Imprint, Takashi Miike s'est donc employé à mobiliser son indéniable talent de cinéaste afin d'adresser une charge vis-à-vis du public américain qui était le premier destinataire de la série « Les Maîtres de l'horreur ».

12 juin 2021

Le crépuscule de Scorsese

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The Irishman (2019), Martin Scorsese

Si Les Affranchis, Casino et Le Loup de Wall Street forment une trilogie, ces films indiquent le parcours d'un Scorsese qui, s'éloignant progressivement de son lieu géographique de départ, effectue un changement d'échelle de façon graduelle. Partant du Little Italy de sa jeunesse, le réalisateur passe ensuite par le monde du jeu de Las Vegas, pour finalement déboucher sur celui de la finance new-yorkaise. Cet itinéraire s'accompagne, à chaque étape, d'une surenchère dans la démesure : l'excès de débauche (sexe, drogue, argent...) est de plus en plus important de même que les protagonistes principaux se révèlent de plus en plus méchants, immoraux, minables.

Ceci étant posé, nous devons relever que The Irishman se montre particulièrement intéressant en ce qu'il opère concomitamment une relocalisation du récit et une rupture vis-à-vis de ce processus d'escalade précédemment décrit. C'est un Scorsese au crépuscule de sa carrière de cinéaste qui revient à son milieu d'origine.

Le recours au de-aging a été beaucoup décrié par ceux qui considèrent que la non-ressemblance entre un acteur et le personnage qu'il incarne constitue nécessairement un élément disqualifiant. Mais cette règle, si tant est qu'elle soit réellement pertinente, ne souffre-t-elle vraiment d'aucune exception possible ? À l'histoire d'un homme sénescent qui se remémore son vécu correspond bien le spectacle de comédiens défraîchis essayant vainement de retrouver une vigueur juvénile définitivement envolée. Que le loupé concernant la dissimulation du délabrement physique des interprètes ait été intentionnel ou non, le résultat demeure dans tous les cas significatif : la décrépitude envahit l'écran.

La portée symbolique est forte : la technologie numérique n'arrive pas à effacer les marques du passé comme le cinéma hollywoodien contemporain dématérialisé ne parviendra pas à faire table rase de ce qui lui a préexisté.

Faire appel à des comédiens moins âgés pour figurer partiellement les protagonistes dans leur relative jeunesse était, de toute manière, une solution à écarter dans la mesure où The Irishman n'est pas seulement l’œuvre testamentaire de son réalisateur, mais également celle d'une époque cinématographique qui fut représentée aux yeux du public avant tout par ses acteurs emblématiques. Soulignons au passage la prestation délivrée par Joe Pesci. Celui qui a été rendu célèbre, entre autres, pour avoir joué des rôles de gangsters se distinguant par leur singulière agressivité apparaît ici dévitalisé. L'homme cacochyme ne réussira jamais au cours du film à se faire oublier derrière son personnage. Son cheminement laborieux, dont nous sommes les témoins, est un échec. Cependant, c'est cette imperfection qui rend sa performance tellement émouvante.

Si nous soutenons que Scorsese se projette à travers Frank Sheeran et que l'univers de The Irishman est une métaphore de celui du septième art, alors que pouvons-nous retenir de la vision du réalisateur quant à sa propre place au sein de ce dernier ? Le personnage de De Niro dans ce récit n'est qu'un exécutant, un subalterne qui louvoie entre des protagonistes plus imposants et plus puissants que lui. Le metteur en scène se livrerait-il là un exercice d'humilité en avouant au spectateur qu'il n'était pas le meilleur des cinéastes américains de sa génération ? Scorsese aurait-il trouvé dans le meurtre perpétré par Franck Sheeran sur Jimmy Hoffa le moyen détourné par lequel il pourrait confesser avoir éclipsé d'autres réalisateurs plus talentueux du Nouvel Hollywood ?

Peu importe. Tandis que Frank Sheeran se tait, Scorsese, dans le but de défendre son cinéma et les siens, brise l'omerta en dénigrant ouvertement les films Marvel qu'il apparente à des parcs d'attractions.

À la fin de The Irishman, confrontés au mutisme du personnage interprété par Robert De Niro, les journalistes venus pour l'interroger lui demandent qui il cherche ainsi à protéger par son silence maintenant que ses anciens compagnons sont tous morts. Mais Frank Sheeran ne parlera pas. Il préserve plus que des intérêts immédiats. Il reste attaché à une loyauté qui perdure même lorsque les intéressés ont disparu. Il est le gardien d'un héritage, d'une mémoire.

Note du film : 4,5/5

6 juin 2021

Tu te pensais dieu, mais tu n'étais qu'homme

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Glass (2019), M. Night Shyamalan

Au plus fort de la polémique concernant les créations du MCU (Marvel Cinematic Universe), Martin Scorsese avait soutenu que la dimension humaine ne pouvait se déployer dans des œuvres cinématographiques où les protagonistes principaux flottent au-dessus de la condition commune par leur surhumanité.

Cette problématique, à notre sens, était atténuée dans les premiers films de superhéros des années 2000 dont les récits introduisaient l'aspect fantastique auprès du spectateur à travers le point de vue interne de personnages adolescents souvent mal dans leur peau. À ce titre, on pense au Peter Parker des Spiderman de Sam Raimi, (anti-)héros construit pour créer une identification positive avec l'échantillon représentatif supposé du consommateur majoritaire des blockbusters hollywoodiens. Le pendant féminin de l'homme-araignée était sans doute Malicia des X-Men de Bryan Singer, jeune fugueuse dont les pouvoirs se manifestent pour la première fois au cours d'un rapport charnel.

Ce cheminement initiatique a désormais disparu des films de superhéros, et ce, pour plusieurs raisons. D'abord car ces productions sont pour la plupart des suites ou des spin-off. Ensuite parce-que le spectateur n'a plus besoin d'être initié. Habitué depuis deux décennies à ces univers, il en a compris les codes. Partant de là, le questionnement soulevé par Scorsese trouve sa pertinence.

La fin du précédent opus, Split, laissait présager que l'ultime volet de la trilogie se concentrerait sur le combat entre Bruce Willis et James McAvoy. Si cet affrontement est amorcé vers le début de Glass, il est néanmoins interrompu par l'irruption inopinée du personnage interprétée par Sarah Paulson. L'habileté de Shyamalan fut de procéder rapidement ce contre-pied consistant à déplacer la ligne de front de son intrigue. À l'échauffourée entre la Bête et le Surhomme vient se substituer le duel entre la scientifique et le prêcheur, dessinant ainsi le clivage fondamental opposant d'un côté le rationalisme et de l'autre la foi.

Sarah Paulson s'est donnée pour mission de convaincre les individus dotés de capacités hors du commun qu'ils n'ont rien d'exceptionnels. C'est en tentant d'insinuer le doute dans l'esprit des protagonistes que Shyamalan leur restitue leur humanité. Le personnage incarné par James McAvoy, figure anti-divine tout autant que divinité primitive avide de sacrifices humains, s'interroge quant à savoir s'il possède réellement des dons exceptionnels ou s'il n'est en définitive qu'un homme prisonnier de ses illusions. En cela, Glass n'opère pas une rupture vis-à-vis du premier film de la saga. C'est bien parce-qu'Incassable s'inscrivait dans un univers réaliste que l'incrédulité concernant le caractère superhéroïque est ici possible.

Shyamalan accomplit une révolution au sens strict du terme. Il revient à son point de départ comme s'il avait prévu il y a vingt ans que l'industrie hollywoodienne allait s’engouffrer dans les chemins de perdition de la numérisation à outrance auquel il a pu, par ailleurs, lui-même succomber occasionnellement (à cet égard, on oubliera volontiers l'impersonnel Dernier maître de l'air). Son meilleur cinéma est celui du rappel à la matière. Au conte de la Belle et la Bête revisité dans Split, où une femme est enlevée et séquestrée par un monstre, vient s'ajouter le mythe inversé d'Orphée dans lequel Eurydice va chercher son bien-aimé aux Enfers (histoire en outre déjà traitée dans Le Village). La jeune Casey (portée à l'écran par Anya Taylor-Joy), exploratrice en quête de l'humanité de son ancien ravisseur, ramène la personnalité originelle de James McAvoy en le touchant. La Bête et Bruce Willis se livrent à un pugilat où leurs chairs respectives s'entrechoquent. James McAvoy ne lévite pas, il grimpe, rampe sur les murs. Les os de Samuel L. Jackson craquent tel du verre.

Nous ferons l'impasse sur certaines facilités scénaristiques tant le film les recouvre par son ampleur. Seule la fin nous laissera quelque peu perplexe. Il peut paraître en effet surprenant que la révélation au grand jour de l'existence des superhéros s'effectue aussi aisément alors même que, la trilogie entretenant la confusion entre l'ordinaire et l'extraordinaire, la frontière qui sépare l'humain et le surhumain s'avère plus floue que jamais. À moins que par ce dénouement, Shyamalan ait voulu questionner le spectateur quant à savoir dans quelle mesure celui-ci était prêt à accepter de revenir à un cinéma à visage humain.

Note du film : 3,75/5

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