De l'autre côté du rideau
Leto (2018), Kirill Serebrennikov
Leto avait recueilli des critiques pour le moins élogieuses quand il fut présenté au Festival de Cannes en 2018. Quelques voix s'élevèrent toutefois pour dénoncer le caractère supposément politique de cet accueil dithyrambique. Cette dernière accusation se nourrissait du fait que Kirill Serebrennikov était alors visé par une procédure judiciaire de droit commun dont d'aucuns soupçonnaient qu'elle avait été initiée en raison des opinions dissidentes du réalisateur envers les autorités de son pays. Sous l'effet d'une mesure d'assignation à résidence, le cinéaste russe n'avait donc pu être présent lors de la projection de son film. Ainsi, s'est posée la question de savoir si l'appui du public cannois vis-à-vis de Leto avait été déterminé ou non par des motivations autres qu’artistiques ?
Le choix de mettre en scène une jeunesse occidentalisée en rupture culturelle avec la société soviétique environnante n'est évidemment pas anodin. Mais le sentiment de tendresse qu'éprouve sans nul doute Serebrennikovà l'endroit de ses personnages n'exclut pas pour autant le regard lucide qu'il porte sur ceux-ci.
Certes, ces jeunes gens qui étaient animés par un désir de révolte à l'encontre de l'ordre établi furent une réalité, et le cinéaste rend hommage, à travers eux, à cette génération sacrifiée contre laquelle le régime communiste s'est acharné à étouffer tout sursaut de vitalité. Néanmoins, Leto relate également que ces velléités de soulèvement n'ont jamais abouti. Il aura manqué à chaque fois quelque chose, une étincelle de bravoure, un élan de vivacité supplémentaire pour tout faire basculer. « Ceci n'a jamais existé » nous répétera-t-on à plusieurs reprises tout au cours du film.
Serebrennikov révèle l'étendue de sa clairvoyance en montrant comment le pouvoir soviétique s'est employé à réguler méticuleusement les marges étroites de liberté qu'il a consenti de façon opportuniste à concéder au corps social. En l'occurrence, l'idée était de parvenir à maintenir le contrôle sur la propagation d'un style musical appréhendé telle une déclinaison de la décadence occidentale plutôt que de recourir à son interdiction stricte. À cet égard, on peut penser que les protagonistes, évoluant rigoureusement au sein d'un territoire verrouillé, ont été à leur insu, selon la formule consacrée, les idiots utiles du système en place.
En outre, la nécessité ressentie par les autorités soviétiques de circonscrire l'influence du rock inspire un autre constat, à savoir qu'un genre musical perçu chez nous comme un moyen d'expression contestataire a pu dans le même temps être instrumentalisé en tant que vecteur de propagande par les grandes puissances libérales afin d'asseoir une certaine forme d'impérialisme culturel sur les populations échappant à leur emprise directe.
Les années 80 en URSS ont-elles été équivalentes en termes de contre-culture aux années 70 de l'autre côté du rideau de fer comme se sont empressés de conclure nombre de commentateurs qui ont tenté de se livrer à une analyse du film ? Certains ont reproché à Serebrennikov d'avoir trahi l'impératif d'authenticité en introduisant dans la Russie de l'époque une imagerie de la subversion « chic » qui ne connut une véritable consistance qu'à l'Ouest. Mais l'objet de Leto n'est-il pas précisément de retracer le récit d'individus qui, poursuivant leur rêve et leur désir d'occident, constituent une enclave relativement détachée du reste de la société ?
À un moment, un des camarades de Mike Naoumenko (Roma Zver) l'incite à faire connaître à la planète entière ce qui est en train de se produire sur la scène musicale soviétique. En réponse, le chanteur hausse le ton et rétorque « qu'il ne se passe absolument rien ici ». « Nous arrivons après les Beatles, les Doors, Blondie etc » se met-il à énumérer amèrement pour étayer son propos. S'ensuit une séquence où nous voyons les protagonistes reproduire différentes pochettes d'albums de divers groupes anglo-saxons qui tapissent les murs de leur appartement. « Les enfants de Marx et de Coca-Cola » aurait dit Godard.
Prise au milieu d'un triangle amoureux, la magnifique Natalia Noumenko (Irina Starchenbaum) jette son dévolu sur Viktor Tsoï (Teo Yoo). Contrairement à ce dernier qui représente la face lumineuse de l'artiste, Mike Naoumenko en incarne le versant tourmenté indispensable à l'acte de création. Le meneur de Zoopark est un être dévasté, dépourvu d'illusions, inaccessible aux flatteries d'un public local qu'il sait ignorant du rock'n'roll. Il en a pleinement conscience : lui et ses acolytes sont seulement des contrefaçons de ce qui se fait ailleurs en mieux. La mélancolie qui habite notre héros est celle de l'artiste confronté à la tragédie d'un monde où l'art est impossible.