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12 juin 2021

Le crépuscule de Scorsese

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The Irishman (2019), Martin Scorsese

Si Les Affranchis, Casino et Le Loup de Wall Street forment une trilogie, ces films indiquent le parcours d'un Scorsese qui, s'éloignant progressivement de son lieu géographique de départ, effectue un changement d'échelle de façon graduelle. Partant du Little Italy de sa jeunesse, le réalisateur passe ensuite par le monde du jeu de Las Vegas, pour finalement déboucher sur celui de la finance new-yorkaise. Cet itinéraire s'accompagne, à chaque étape, d'une surenchère dans la démesure : l'excès de débauche (sexe, drogue, argent...) est de plus en plus important de même que les protagonistes principaux se révèlent de plus en plus méchants, immoraux, minables.

Ceci étant posé, nous devons relever que The Irishman se montre particulièrement intéressant en ce qu'il opère concomitamment une relocalisation du récit et une rupture vis-à-vis de ce processus d'escalade précédemment décrit. C'est un Scorsese au crépuscule de sa carrière de cinéaste qui revient à son milieu d'origine.

Le recours au de-aging a été beaucoup décrié par ceux qui considèrent que la non-ressemblance entre un acteur et le personnage qu'il incarne constitue nécessairement un élément disqualifiant. Mais cette règle, si tant est qu'elle soit réellement pertinente, ne souffre-t-elle vraiment d'aucune exception possible ? À l'histoire d'un homme sénescent qui se remémore son vécu correspond bien le spectacle de comédiens défraîchis essayant vainement de retrouver une vigueur juvénile définitivement envolée. Que le loupé concernant la dissimulation du délabrement physique des interprètes ait été intentionnel ou non, le résultat demeure dans tous les cas significatif : la décrépitude envahit l'écran.

La portée symbolique est forte : la technologie numérique n'arrive pas à effacer les marques du passé comme le cinéma hollywoodien contemporain dématérialisé ne parviendra pas à faire table rase de ce qui lui a préexisté.

Faire appel à des comédiens moins âgés pour figurer partiellement les protagonistes dans leur relative jeunesse était, de toute manière, une solution à écarter dans la mesure où The Irishman n'est pas seulement l’œuvre testamentaire de son réalisateur, mais également celle d'une époque cinématographique qui fut représentée aux yeux du public avant tout par ses acteurs emblématiques. Soulignons au passage la prestation délivrée par Joe Pesci. Celui qui a été rendu célèbre, entre autres, pour avoir joué des rôles de gangsters se distinguant par leur singulière agressivité apparaît ici dévitalisé. L'homme cacochyme ne réussira jamais au cours du film à se faire oublier derrière son personnage. Son cheminement laborieux, dont nous sommes les témoins, est un échec. Cependant, c'est cette imperfection qui rend sa performance tellement émouvante.

Si nous soutenons que Scorsese se projette à travers Frank Sheeran et que l'univers de The Irishman est une métaphore de celui du septième art, alors que pouvons-nous retenir de la vision du réalisateur quant à sa propre place au sein de ce dernier ? Le personnage de De Niro dans ce récit n'est qu'un exécutant, un subalterne qui louvoie entre des protagonistes plus imposants et plus puissants que lui. Le metteur en scène se livrerait-il là un exercice d'humilité en avouant au spectateur qu'il n'était pas le meilleur des cinéastes américains de sa génération ? Scorsese aurait-il trouvé dans le meurtre perpétré par Franck Sheeran sur Jimmy Hoffa le moyen détourné par lequel il pourrait confesser avoir éclipsé d'autres réalisateurs plus talentueux du Nouvel Hollywood ?

Peu importe. Tandis que Frank Sheeran se tait, Scorsese, dans le but de défendre son cinéma et les siens, brise l'omerta en dénigrant ouvertement les films Marvel qu'il apparente à des parcs d'attractions.

À la fin de The Irishman, confrontés au mutisme du personnage interprété par Robert De Niro, les journalistes venus pour l'interroger lui demandent qui il cherche ainsi à protéger par son silence maintenant que ses anciens compagnons sont tous morts. Mais Frank Sheeran ne parlera pas. Il préserve plus que des intérêts immédiats. Il reste attaché à une loyauté qui perdure même lorsque les intéressés ont disparu. Il est le gardien d'un héritage, d'une mémoire.

Note du film : 4,5/5

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